Née le 28 décembre 1973 à Paris, Joy Sorman se consacre d’abord à l’enseignement de la philosophie avant de se diriger vers l’écriture. En 2005, elle publie son premier roman Boys, boys, boys, manifeste pour un « féminisme viril » qui lui vaut le prix de Flore. Elle intègre la même année le collectif Inculte (nouvelle fenêtre) qui rassemble écrivains, traducteurs et philosophes et participe activement à la revue du même nom, ainsi qu’à la fiction collective Une chic fille (2008). Elle est également à l’occasion chroniqueuse de télévision et animatrice radio pour Paris Première, Canal+, France Inter ou Mediapart.
Par son goût de l’écriture en immersion, du récit in situ, Joy Sorman trace une voie singulière, avec des romans hybrides, très documentés, mêlant fiction littéraire et sciences humaines.
Elle livre successivement trois récits qui examinent les façons d’habiter la ville : Gros œuvre (2009), L’Inhabitable (2010) et Paris Gare du Nord (2011). Dans Comme une bête (2013 – prix François-Mauriac de l’Académie française), elle explore l’univers de la boucherie et le lien entre l’homme et les bêtes, avant de se glisser, l’année suivante, dans La peau de l’ours, pour sonder, sous la forme d’un conte philosophique, la frontière entre humanité et bestialité.
L’œuvre de Joy Sorman est ainsi traversée par l’exploration des questions liées au corps, à l’identité, à l’altérité. Revenons plus en détails sur trois de ses romans particulièrement représentatifs de son travail.
Sciences de la vie (nouvelle fenêtre)
Le personnage principal du roman, Ninon Moise, descend d’une longue lignée où chaque première fille d’une génération est atteinte d’un mystérieux mal. Sa mère, Esther, elle-même atteinte d’une forme de dégénérescence oculaire qui ne lui permet de voir qu’en noir et blanc, s’emploie à narrer à sa fille depuis toujours cette histoire familiale peu commune. Ninon, à 17 ans, semble épargnée, jusqu’au jour où elle se réveille avec d’atroces douleurs dans les bras dont l’épiderme ne supporte plus aucun contact. Résolue à rompre la malédiction familiale et à guérir, Ninon se lance alors dans un long périple médical, de médecins en hôpitaux, en passant par les guérisseurs et les marabouts pour tenter de trouver un remède à son mal.
À travers une mystérieuse maladie de peau, Joy Sorman ausculte ici le corps comme lieu de l’intime, du familier, mais aussi du surgissement de l’étrangeté. Elle propose la vision d’une douloureuse métamorphose : faut-il que Ninon souffre dans sa chair, dans sa peau, pour prendre de l’épaisseur, devenir adulte ? Au-delà de cette allégorie, la romancière questionne de manière pertinente notre rapport au corps, à la douleur, et, plus largement, à la sphère médicale.
À la folie (nouvelle fenêtre)
À la folie – également disponible en livre à télécharger (nouvelle fenêtre) – prend la forme d’un reportage en immersion dans lequel Joy Sorman garde ses distances avec pudeur même si l’on ressent son attachement aux résidents, aux soignants et à tous ceux qui travaillent au Pavillon 4B, une unité psychiatrique « quelque part en France ». Tout entier consacré à ce qu’on appelle à présent « la maladie mentale », ce récit documentaire exclut d’autant moins la fiction que celle-ci est à l’œuvre au cœur même de la folie : Franck, qui réveille quelquefois le loup-garou blotti en lui ou rêve de s’enfuir sur le dos d’un orang-outan, Maria, la sorcière, Fantômette apparue un soir dans le pavillon 4B sans qu’on sache comment ni pourquoi, Youcef, le soldat inconnu… Tous connaissent le pouvoir des images et des mots : leurs délires leur permettent de rester en vie face à l’excès de réel qui les assaille.
Joy Sorman évite ici rigoureusement le voyeurisme d’une galerie de portraits burlesques ou pathétiques et déploie toute sa maîtrise de l’art romanesque. Cet état des lieux sidérant de la psychiatrie française, où la puissance de l’écriture se met au service du reportage pour en décupler la portée, alerte et émeut tout à la fois. En revenant sur son histoire, des asiles à la psychiatrie ouverte, en passant par l’apparition des neuroleptiques, elle interroge la nature même de la folie mais pointe aussi la dimension politique de la gestion de la santé publique.
Le témoin (nouvelle fenêtre)
Bart, le « témoin » du livre, est un homme dont on ne saura que peu de choses. Un être anonyme, passe-partout, inspiré de Bartleby, personnage éponyme du roman d’Herman Melville – disponible en version numérique à La Médiathèque (nouvelle fenêtre) – qui décide un jour de rompre avec la vie qu’il menait jusque-là pour s’installer clandestinement dans le palais de justice de Paris. Le jour, il arpente les différentes salles d’audience et la nuit, il dort quelques heures, caché dans un faux plafond. Le lecteur, à travers les yeux de Bart, assiste à divers procès, des comparutions immédiates aux procès d’assises.
Dans ce défilé de cas judiciaires saisis sur le vif – les scènes décrites sont issues des procès auxquels la romancière a elle-même assisté – où victimes, accusé.es, avocat.es et juges prennent la parole à tour de rôle, Joyce Sorman décrit le “petit peuple” d’aujourd’hui, les conflits de classe à l’œuvre dans la mécanique implacable d’un tribunal, l’arrogance des un.es et l’égarement des autres. Elle questionne le monde judiciaire en pointant les dégâts causés par une accumulation de réformes qui n’ont fait que dégrader un système déjà en souffrance depuis de trop longues années. Le témoin – également disponible en livre à télécharger (nouvelle fenêtre) – est ainsi une fiction au procédé littéraire bien choisi, qui se révèle passionnante par son aspect documentaire, un texte engagé qui dénonce la brutalité sociale à l’œuvre dans cette fabrique de la justice.